Rétrospectivement, l'étiquette fait sourire ce beau brun d'une
trentaine d'années, au regard clair et au look d'ado attardé - pantalon
déchiré, pull-over camionneur : "Je n'ai jamais caché mon admiration
pour Pialat, tout en répétant que son cinéma n'est pas imitable,
puisqu'il est intimement fondé sur ce qu'il vit. Si influence il
y a, elle est vraiment inconsciente. Je ne me sens appartenir à
aucune famille, à aucune tendance. Je ne me reconnais pas dans les
films très "époque", qui prétendent avoir un point de vue sur la
réalité d'aujourd'hui. Quant à l'expression "réalisme social", qui
a servi à qualifier mon premier film, elle n'est pas juste : je
n'ai jamais montré mes personnages sur leur lieu de travail. Je
m'intéresse plus à ce qui se passe à l'intérieur des gens, à leurs
désirs, à leurs pulsions qu'à leur mode de vie. Exactement comme
dans L'Ennui."
L'Ennui. Ou Cédric Kahn, huit ans plus tard. Entre-temps, presque
pas de nouvelles. Deux films pour la télé : en 1995, Trop de bonheur,
épisode de la série Tous les garçons et les filles, dont la version
longue connaît les honneurs d'une sortie en salles (comme Les Roseaux
sauvages, d'André Téchiné). Puis Culpabilité zéro, tourné avec les
apprentis comédiens du Théâtre national de Strasbourg, mais qui
ne connaît qu'une diffusion confidentielle, un soir tard sur Arte.
C'est peu : dans le même temps, Cédric Klapisch tourne quatre films,
Arnaud Desplechin s'impose comme le chef de file du jeune cinéma
français d'auteur, Mathieu Kassovitz passe de l'obscurité à la gloire.
A mots couverts, la profession tranche : Cédric Kahn est doué, mais
sacrément feignant. Il sourit à nouveau. " Paresseux ? Fondamentalement.
Mais comme les vrais paresseux, je suis opiniâtre. Je n'ai pas l'énergie
pour mener quatre projets de front, pour tourner des pubs ou des
clips. Mais je suis tenace, obsessionnel, j'ai besoin d'enfoncer
mon petit clou.
" Oublions la paresse. Parlons d'obstination. Il lui en aura fallu
pour tourner L'Ennui comme il l'entendait. Sans hâte, mais sans
compromis. En 1995, il se lance dans l'adaptation du roman d'Alberto
Moravia. "Je l'avais dévoré quelques années auparavant, sans penser
alors à l'adapter. Par la suite, en essayant d'écrire une histoire
de dépendance amoureuse, le sujet m'avait ramené au thème de Moravia
: un cérébral qui n'accepte pas de plonger dans une histoire purement
charnelle." Il rédige le scénario avec son amie Laurence Ferreira
Barbosa - la réalisatrice de J'ai horreur de l'amour. Mais le script
n'emballe pas les investisseurs potentiels, désemparés par la simple
juxtaposition de scènes dialoguées : "J'écris volontairement à l'économie
parce que je pense qu'un scénario doit refléter le rythme du film.
Il ne faut pas ralentir la lecture. Ça s'est avéré un choix dangereux…
" Idem pour les interprètes. Longtemps intéressé, un comédien vedette
finit par se retirer du projet. Cédric Kahn tient en outre à ce
que son héroïne soit une inconnue. Le projet patine de plus en plus.
Quand il est remis sur les rails, après plus de deux ans de tâtonnements,
L'Ennui n'est pas un produit culturel calibré, avec budget confortable
et casting de stars. C'est un petit film pas cher, au ton radicalement
personnel. Et avec une interprète débutante, Sophie Guillemin.
"J'aurais pu "recadrer" mon projet, le rendre plus "faisable",
en réécrivant avec quelqu'un d'autre, ou en acceptant un casting
de compromis qui aurait rassuré les financiers. Mais j'en suis incapable.
Peut-être par excès d'ambition : je trouve plus excitant d'aller
vers un projet dont personne ne connaît les tenants et les aboutissants.
J'aime la sensation de ne pas savoir exactement quel film je vais
faire. C'est un pari : à chaque fois, je remets mes cartes en jeu.
" On ne peut même pas dire que Cédric Kahn a lutté contre un système
de production qui formate" les œuvres, tente d'éradiquer toute singularité.
Il a seulement attendu, faisant de l'inertie sa force. "C'est la
vie d'un cinéaste : de longs moments d'inactivité, parfois déprimants."
Comme son héros, alors ? "Je peux me reconnaître assez facilement
dans le personnage que joue Charles Berling. Je suis assez à l'aise
avec le langage, j'ai une approche cérébrale du monde. C'est peut-être
pour ça que je fais des films. Faire des films, c'est être handicapé
face à la vie : si on arrivait à vivre facilement, on n'aurait pas
besoin de recréer une fausse réalité à travers le cinéma…"
Son prochain film sera… différent, prise de risques oblige. Un
polar : l'histoire, inspirée d'un fait divers réel, d'un serial
killer. Pour quand ? Cédric Kahn prendra le temps qu'il faudra.
"Faire du cinéma, c'est une aspiration. Ça ne devient un métier
que quand on est capable d'imposer son style à travers des films
très différents. J'accepte l'idée que je fais des gammes, que mes
films sont imparfaits. Un jour, peut-être, j'arriverai à tirer la
synthèse de ce que j'aime dans mes différentes tentatives, et celui-là,
ce sera peut-être le vrai bon film…"
Aurélien Ferenczi
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