Cédric Kahn
Où était-il donc passé, Cédric Kahn ?
En 1991, Bar des rails, chronique quotidienne d'un amour impossible dans une petite ville, remporte un succès d'estime. La critique s'enthousiasme, mais le public ne se déplace pas. On apprend que Cédric Kahn a débuté dans le cinéma comme stagiaire sur le tournage de Sous le soleil de Satan, puis a été l'assistant de Yann Dedet, le monteur de Maurice Pialat. Son premier film est autobiographique, réaliste, provincial : voilà le cinéaste illico catalogué "enfant de Pialat".

 

Rétrospectivement, l'étiquette fait sourire ce beau brun d'une trentaine d'années, au regard clair et au look d'ado attardé - pantalon déchiré, pull-over camionneur : "Je n'ai jamais caché mon admiration pour Pialat, tout en répétant que son cinéma n'est pas imitable, puisqu'il est intimement fondé sur ce qu'il vit. Si influence il y a, elle est vraiment inconsciente. Je ne me sens appartenir à aucune famille, à aucune tendance. Je ne me reconnais pas dans les films très "époque", qui prétendent avoir un point de vue sur la réalité d'aujourd'hui. Quant à l'expression "réalisme social", qui a servi à qualifier mon premier film, elle n'est pas juste : je n'ai jamais montré mes personnages sur leur lieu de travail. Je m'intéresse plus à ce qui se passe à l'intérieur des gens, à leurs désirs, à leurs pulsions qu'à leur mode de vie. Exactement comme dans L'Ennui."

L'Ennui. Ou Cédric Kahn, huit ans plus tard. Entre-temps, presque pas de nouvelles. Deux films pour la télé : en 1995, Trop de bonheur, épisode de la série Tous les garçons et les filles, dont la version longue connaît les honneurs d'une sortie en salles (comme Les Roseaux sauvages, d'André Téchiné). Puis Culpabilité zéro, tourné avec les apprentis comédiens du Théâtre national de Strasbourg, mais qui ne connaît qu'une diffusion confidentielle, un soir tard sur Arte.


C'est peu : dans le même temps, Cédric Klapisch tourne quatre films, Arnaud Desplechin s'impose comme le chef de file du jeune cinéma français d'auteur, Mathieu Kassovitz passe de l'obscurité à la gloire. A mots couverts, la profession tranche : Cédric Kahn est doué, mais sacrément feignant. Il sourit à nouveau. " Paresseux ? Fondamentalement. Mais comme les vrais paresseux, je suis opiniâtre. Je n'ai pas l'énergie pour mener quatre projets de front, pour tourner des pubs ou des clips. Mais je suis tenace, obsessionnel, j'ai besoin d'enfoncer mon petit clou.

" Oublions la paresse. Parlons d'obstination. Il lui en aura fallu pour tourner L'Ennui comme il l'entendait. Sans hâte, mais sans compromis. En 1995, il se lance dans l'adaptation du roman d'Alberto Moravia. "Je l'avais dévoré quelques années auparavant, sans penser alors à l'adapter. Par la suite, en essayant d'écrire une histoire de dépendance amoureuse, le sujet m'avait ramené au thème de Moravia : un cérébral qui n'accepte pas de plonger dans une histoire purement charnelle." Il rédige le scénario avec son amie Laurence Ferreira Barbosa - la réalisatrice de J'ai horreur de l'amour. Mais le script n'emballe pas les investisseurs potentiels, désemparés par la simple juxtaposition de scènes dialoguées : "J'écris volontairement à l'économie parce que je pense qu'un scénario doit refléter le rythme du film. Il ne faut pas ralentir la lecture. Ça s'est avéré un choix dangereux…

" Idem pour les interprètes. Longtemps intéressé, un comédien vedette finit par se retirer du projet. Cédric Kahn tient en outre à ce que son héroïne soit une inconnue. Le projet patine de plus en plus. Quand il est remis sur les rails, après plus de deux ans de tâtonnements, L'Ennui n'est pas un produit culturel calibré, avec budget confortable et casting de stars. C'est un petit film pas cher, au ton radicalement personnel. Et avec une interprète débutante, Sophie Guillemin.

"J'aurais pu "recadrer" mon projet, le rendre plus "faisable", en réécrivant avec quelqu'un d'autre, ou en acceptant un casting de compromis qui aurait rassuré les financiers. Mais j'en suis incapable. Peut-être par excès d'ambition : je trouve plus excitant d'aller vers un projet dont personne ne connaît les tenants et les aboutissants. J'aime la sensation de ne pas savoir exactement quel film je vais faire. C'est un pari : à chaque fois, je remets mes cartes en jeu.

" On ne peut même pas dire que Cédric Kahn a lutté contre un système de production qui formate" les œuvres, tente d'éradiquer toute singularité. Il a seulement attendu, faisant de l'inertie sa force. "C'est la vie d'un cinéaste : de longs moments d'inactivité, parfois déprimants." Comme son héros, alors ? "Je peux me reconnaître assez facilement dans le personnage que joue Charles Berling. Je suis assez à l'aise avec le langage, j'ai une approche cérébrale du monde. C'est peut-être pour ça que je fais des films. Faire des films, c'est être handicapé face à la vie : si on arrivait à vivre facilement, on n'aurait pas besoin de recréer une fausse réalité à travers le cinéma…"

Son prochain film sera… différent, prise de risques oblige. Un polar : l'histoire, inspirée d'un fait divers réel, d'un serial killer. Pour quand ? Cédric Kahn prendra le temps qu'il faudra. "Faire du cinéma, c'est une aspiration. Ça ne devient un métier que quand on est capable d'imposer son style à travers des films très différents. J'accepte l'idée que je fais des gammes, que mes films sont imparfaits. Un jour, peut-être, j'arriverai à tirer la synthèse de ce que j'aime dans mes différentes tentatives, et celui-là, ce sera peut-être le vrai bon film…"

Aurélien Ferenczi